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Ils existent je les ai rencontré(e)s
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11 juillet 2016

LA D.I.E.U.

 

 

 

Il présentait un profil d'une banalité rare. Trop discret, trop gris, pas assez commercial, manquant de mordant, il se savait l’une des victimes du nouveau credo des alligators, des cannibales d'un nouvel esclavage. Il postulait dans toutes les agences privées et publiques. S'il n'avait ni ambition ni espoir, il lui restait la ténacité. Gagner de quoi ne pas mourir de faim paraissait raisonnable. Il se contentait de peu, n'aimait rien, ni la télé ni le sport, encore moins le cinéma. Il relisait depuis des années de vieilles revues scientifiques héritées de son père.

Tous les jours, en plus des agences qui vivaient bien de ce nouveau marché, des journaux proposaient des offres mirobolantes. Salaires exceptionnels, situations rêvées, à condition bien sûr que vous les rémunériez. Les premiers mois, c'est vous qui deviez régler l'employeur, pour qu'il vous accepte, vous deviez faire vos preuves, par le salaire parfois.

Le matin, des stagiaires, employés sous-payés en CDD, déposaient ces bulletins dans les boîtes aux lettres. La plupart ne proposaient que des annonces inintéressantes ou obsolètes et vivaient surtout de la pub sur les jeux.

Gagnez au Loto, à la loterie, à notre tirage, un salaire mensuel à gagner, un voyage au bout du monde dans un club, une journée avec un people de la politique de la télé ou de la chanson. Faire digérer une vie de peurs.

Les jeux ne cédaient la place qu'aux publicités, en cherchant bien il était possible de trouver quelques annonces.

C'est ainsi qu'il lut : « Ch. homme de confiance pour superviser fonctionnement. Salaire motivant, stabilité assurée. CDI. Si vous acceptez le poste, vous le garderez pour la vie. » Cette annonce paraissait si folle qu'il décida de croire en sa chance. Au premier appel, une voix proposa un entretien pour le lendemain.

Sans surprise. L'entreprise occupait un local fatigué dans un immeuble usé. Des îlots d'une verdure triste se devinaient derrière les murs des immeubles devenus identiques par l'âge et la crasse urbaine. Il pensait trouver une file de chômeurs prêts à tout pour un travail mais la rue restait vide, ainsi que l'allée crasseuse. Il faillit faire demi-tour, le désespoir et un entêtement imbécile le firent rester.

Un homme aux cheveux longs le reçut. Barbe mal taillée, des yeux perçants, sa présence absorbait l'espace étriqué et terne. Une grande bienveillance accompagnait une nature brutale. Il écouta la description rapide du poste, il s'agissait de régler par écrit des séries de petits problèmes de tout ordre.

Malgré son insistance, son interlocuteur ne lui révéla jamais l'activité exacte de cette entreprise. «La D.I.E.U», c'est un jeu de mots, sourit le barbu, est localisée partout dans le monde. Vous pouvez être tranquille, vous ne manquerez pas de travail, je peux vous le garantir à vie sans crainte de me tromper. »

Il pouvait choisir son lieu de travail, à domicile si cela lui chantait. La D.I.E.U installerait le matériel dont il aurait besoin. Ordinateur puissant, ligne téléphonique, connexion Internet, service courrier. Le salaire était correct, les avantages nombreux, tout était pris en charge, loyer du logement, charges, nourriture, tous frais payés. Il allait pouvoir quitter sa très petite chambre.

Ces avantages mais surtout le charisme de son futur employeur le poussèrent à accepter malgré de nombreuses interrogations, de nombreuses craintes. « Quand pouvez-vous commencer ? »

« Dès que j'aurai trouvé un appartement. » L'homme sourit. « Prévenez-moi à ce numéro, nos équipes viendront installer le matériel.»

Dans le journal, il trouva de quoi se loger et installer un bureau. Le lendemain, les employés de la D.I.E.U livraient et installaient les meubles. Son employeur parut satisfait.

Il reçut son premier salaire, une provision pour les frais, un numéro de compte bancaire. Il put commander ses premiers vrais repas depuis longtemps. Il restait inquiet, s'imaginait travailler pour la maffia ou pour des blanchisseurs de fonds. La ténacité qui lui tenait lieu de courage, la peur de finir dans la rue l'empêchaient de s'enfuir.

Deux jours plus tard, il allumait son ordinateur, ouvrait le sac de courrier livré par les coursiers et s'attelait à sa tâche. Il prit connaissance des logiciels. Pour chaque demande à traiter, il suffisait de saisir les premiers mots du courrier, un logiciel proposait alors différentes solutions. Il ne restait plus qu'à choisir la plus adaptée, exactement comme l'avait annoncé l'homme à la barbe.

Les souhaits paraissaient simples et même s'il comprenait mal du fait de la nouveauté, il s'acquitta de son travail à sa manière, scrupuleuse.

Trois ans plus tard, dans son appartement bureau, il envisageait sérieusement le suicide.

Au fil des jours, des semaines, il avait découvert qu'en fait, le nom de la société n'était pas un jeu de mots. Il recevait chaque jour des milliers de lettres, de messages, mails qui exprimaient les désirs, les vœux contradictoires et désolants de l'humanité dont il ne souhaitait plus faire partie.

Au terme de la première année, il avait vu réapparaître son employeur, silencieux depuis un an. Celui-ci semblait content de son travail et lui fit connaître le montant de son augmentation.

Quand il émit le vœu de démissionner, l’homme lui montra un petit alinéa au contrat qui spécifiait qu'aucune démission n'était acceptée, pas plus que

la D.I.E.U ne licenciait son personnel. Seule la mort était autorisée à rompre les contrats de la D.I.E.U.

Au début, les demandes qu'il avait eues à traiter étaient assez simples. Guérir un enfant. Trouver un travail. Réussir un examen. Gagner au loto. Pour des désirs de cet ordre les éléments étudiés restaient clairs, âge de l'enfant, situation de la famille, devenir global de l'ensemble de la famille. Un gain au loto se réglait simplement, gagner dix ou vingt euros répondait à l'attente sans engager de gros dégâts dans des esprits fragiles.

A la fin, il devait prendre des décisions en faisant appel à ses sentiments. Ce n'était pas seulement affaire de faire le bien, il devait mesurer les conséquences de ses choix. Les situations se compliquaient, devenaient plus nombreuses. Il restait de plus en plus longtemps à son bureau. Surtout, il commençait à recevoir des commandes d'un tout autre genre. Que ma belle-mère meure ! Que mon père déshérite mes sœurs! Que ma maîtresse tue son mari! Il ne s'agissait là que de vœux individuels. Il y eut bientôt ceux des communautés. Il dut prendre position pour des guerres. Avec tout son entendement il lui fallait trouver une solution, diminuer l'impact d'une famine ou d'une épidémie. Son prédécesseur avait déclenché le sida en créant une nouvelle maladie transmissible, simplement pour répondre à la demande d'un amant jaloux.

Perdu au milieu de tout cela il comprit peu à peu que les dieux travaillaient à accomplir les souhaits des humains, essayant de limiter les dégâts des désirs, jalousies, envie, orgueil, violence. Il comprit surtout que les dieux s'étaient défaits du sale boulot sur ses épaules!

Il n'en pouvait plus des petitesses, des bassesses de ses frères humains. Pas plus qu'il ne pouvait se supporter, se sentant responsable de tant de meurtres guerres guérillas échauffourées. Il dépérissait, ne pouvait échapper à sa tâche.

La mort bonne âme eut pitié de lui. Elle avertit le responsable de la D.I.E.U.

Le lendemain, à l'autre bout du monde, un jeune chômeur répondait à une annonce. Il fut reçu par un homme au visage paisible, serein, au regard bienveillant, comme détaché des contingences humaines.

Après l'entretien, Bouddha songea qu'il avait encore trouvé un imbécile pour se charger de la besogne, il prévint Jésus: « C'est fait.»



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