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Ils existent je les ai rencontré(e)s
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17 juin 2016

Au marché

 

Un beau marché sur les quais. La journée sera lumineuse. Les commerçants s'agitent, installent, les premiers chalands arrivent.

Des indigènes sont descendus de leur campagne pour vendre les produits de leur ferme. J'exagère à peine, les idées toutes faites ont la vie dure, résistent aisément au temps qui passe. Jour de rencontre, choc des mondes, des univers.

A ma gauche, Jean et Pierre, des agriculteurs qui travaillent de leurs mains et de leur tête. En panne de liquide, ils viennent faire un peu de noir ce dimanche. Ils sont connus par les revendeurs. Une matinée généreuse. Tous deux spécialistes en informatique et humour grinçant, ils ont repéré un couple embourgeoisé flânant entre les bancs. Ils patientent.

Ils sont gaillards et bons bosseurs. Devant l'un, quelques cagettes de framboises qui ne peuvent qu'attirer l'oeil. Jean, lui, présente ses derniers rouleaux de fromages -je suis un peu en arrière paisible attablé au «Pied humide» devant une tranche de coeur et des frites, je profite de cette matinée. Pour ne pas rester chômeur, je livre des fleurs, je viens de terminer la dernière livraison-

Je sens le manège. Moment sérieux, je me cale dans mon siège comme absent, pour ne pas les interrompre.

Les bourgeois embourgeoisés un dimanche, normal, s'approchent des deux zèbres. Ceux-ci n'en demandaient pas tant. Je les vois frétiller, saliver par avance.

Bon, reprenons, je dis bourgeois embourgeoisés. Ils sont dans le moule depuis des générations, habitent le même quartier, se marient entre eux et s'habillent de même. Il n'en demeure pas moins qu'il faut faire savoir au peuple qu'ils existent ! Ils ne supportent pas le fretin près de leur abbaye, mais éprouvent la nécessité de se montrer. Pour ce faire, revêtent la tenue Loden et vont au marché.

Je ne parlerai pas de lui, il ressemble à ce qu'il est. Un travailleur travaillant pour quelque société très anonyme mais connue. Tout gonflé de son inimportance.

Elle, plus savoureuse, de quoi se faire les crocs. Elle, elle sait. Elle sait et s'avance du pas de ceux qui savent. Elle me rend gourmand, j'imagine, j'anticipe, j'invente, je suppute la suite. Elle c'est le must, le suprême de volaille de luxe, tout est là. Lyon dans sa beauté, manteau de prix mais usé, crinière fixée façon blancs en neige, maquillage à l'avenant, démarche «poutrône». « Me voilà... Pliez manants, je parle, j'interroge, répondez vite, sinon torture par le mépris et la suffisance, au cas ou il vous viendrait l'idée de résister. »

D'un pas qu'ils souhaitent badin, mes badauds arrivent près des lascars qui jubilent. C'est qu'on a des lectures ! C'est que chez le dentiste, avec «Paris moche» trônent aussi le Gault et Millaud et le Petitrenaud !

Fraîche de ses connaissances dentaires -je spécule- elle s'approche, pinçant le nez, un peu. Genre, soit « Les paysans ne se lavent pas ! » soit « C'est le parfum naturel de vos fromages. »

De sa belle voix, elle demande : « Comment s'appellent vos fromages ? » La phrase qui tue ! Le bonheur se dessine sur la face des lurons. Jean se redresse, déplie la machine -1m80- dépasse les lodens d'une grosse tête. « Madame, ils ne s'appellent pas, ils viennent tout seuls. »

A phrase qui tue, réplique qui cloue, un seul coup de marteau en quelques secondes. Elle voit les vers sortir, tirer les pélardons à force reptations, agresser les frometons. Elle imagine, elle ressent le massacre, Verdun, Zuydcotte, la ligne Maginot enfoncée recta par le ver blanc en meute. Sussure plus qu'elle ne murmure « Ah bien ! Ah bien ! Eh bien venez, cher, partons. »

Mes deux affreux, des larmes de joie plein les yeux, les regardent partir pliés dans les bras l'un de l'autre. Ce n'est plus une fuite, c'est une débâcle, un carnage, une retraite anticipée. Le patron du «Pied humide» est couché sur son comptoir. Les commerçants ont choisi entre perdre une pratique et se tordre : Ils se tordent.

Vieil anar anachronique, je ne pus qu'offrir un mâchon joliment arrosé.

Que faire d'autre devant la bêtise que se soigner en mangeant...



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